« La Forza del destino » ou l’impressionnante victoire de Vittorio Adorni aux Championnats du Monde Route UCI 1968 d’Imola

sept. 16, 2020, 11:29

Il était 14 h 43 et l’atmosphère était torride en ce 1er septembre 1968, lorsque Vittorio Adorni s’est lancé en solitaire à l’assaut de la montée du Frassineto. Une attaque qui semblait partir de trop loin. Il restait alors 90 kilomètres à parcourir avant l’arrivée de la course en ligne professionnelle masculine des Championnats du Monde Route UCI disputés à Imola, et le champion italien n’était que dans le 13e des 18 tours du circuit des Tre Monti, qui se terminait sur le prestigieux Autodromo Internazionale Enzo et Dino Ferrari (son nom actuel).

 

Sur les pentes raides de la montée la plus exigeante, Adorni avait déjà attaqué au troisième tour, avec l’un des favoris pour le maillot arc-en-ciel, le Belge Rik Van Looy, qui avait déjà remportés deux titres de Champion du Monde UCI consécutifs, un Milano-Sanremo, deux Tours des Flandres et trois Paris-Roubaix, sans oublier Liège-Bastogne-Liège et le Giro di Lombardia.

 

« Je l’ai regardé, il m’a regardé, puis il a attaqué et je l’ai suivi, a raconté Adorni. Il restait encore 230 kilomètres à parcourir. Une folie. »

 

Journée parfaite pour la sélection italienne

L’épreuve est rapidement devenue un course par élimination : seuls 19 des 85 partants restaient en lice dans le final, avec Adorni en tête et tous les autres à sa poursuite. Le petit peloton avait une couleur « azzuro » dominante compte tenu de la présence de Felice Gimondi, Gianni Motta, Michele Dancelli, Vito Taccone et Franco Bitossi. Le plus actif des poursuivants était le Champion du Monde UCI en titre, un Belge de 23 ans qui avait appris d’Adorni lui-même comment courir sur un Grand Tour, montrant cette année-là qu’il n’était pas qu’un spécialiste des courses d’un jour. Son nom était Eddy Merckx.

 

« Ils avaient l’idée d’une équipe mixte entre Italiens et Belges, la formation Faema, explique Vittorio Adorni, qui a remporté la Corsa Rosa en 1965. J’ai dit à Eddy : ‘Je vous aiderai à gagner une petite course’, et c’est arrivé en Sardaigne, en début d’année 1968. Je me sentais comme celui qui a créé la bombe atomique ! »

 

Sur le Giro d’Italia, Merckx et Adorni étaient coleaders et compagnons de chambre : « Merckx a d’abord dû me demander la permission d’attaquer. ‘Non’, je lui disais sans cesse ‘non’. Il a tellement tourné la tête pendant la course que je lui ai donné un torticolis ! Aux Tre Cime di Lavaredo, j’ai enlevé sa laisse : il a gagné, il a enfilé le maillot rose et il a ensuite remporté le Giro. » Devant Adorni lui-même. A la veille des Championnat du Monde Route UCI, en Italie, on craignait que Vittorio se comporte encore comme un coéquipier du jeune champion.

 

Il n’en a rien été. Adorni avait une avance de 3’40’’ au 13e tour, et l’écart continuait à augmenter : 6’55’’ au tour suivant, puis 8’17’’, pour atteindre 9’12’’ au 16e tour. Il restait alors 26 kilomètres. Il était plus facile de mesurer son avantage en distance : 6 km sur le petit peloton tiré par un Merckx furieux, étroitement marqué par Gimondi et les autres Italiens dans un groupe qui comprenait aussi les Français Raymond Poulidor et Jacques Anquetil, l’Allemand Rudi Altig et un autre Belge, Herman Van Springel.

 

Secoué par de brusques accélérations avant de perdre son élan grâce aux obstructions italiennes, le groupe de poursuite échouait à maintenir une allure régulière. Devant, Adorni, casquette blanche sur la tête et numéro 74 dans le dos, poursuivait son attaque, poussé par les 300’000 tifosi massés au bord du circuit de 15,4 km et hurlant « Italia ! Italia ! ».

 

 

Vittorio est né dans la province de Parme et a toujours été passionné d’opéra. « Mon préféré, c’est ‘La Forza del Destino’ (‘La Force du destin’) de Giuseppe Verdi. Ça m’a poussé ce jour-là à Imola. Habituellement, celui qui attaque le premier est ensuite rattrapé. Mais j’ai mangé beaucoup de micro-sandwiches et je suis resté concentré en essayant tour après tour de reconnaître les visages des spectateurs et de deviner les bannières autour de la courbe. »

 

Vitesse moyenne et écart géant : les chiffres fous du triomphe d’Adorni

Le dernier tour a été entièrement contrôlé par les Italiens, dont Motta, qui a tenu bon après avoir envisagé l’abandon. Dans la dernière monté de Frassineto, Adorni est passé sans sa casquette blanche, et la foule a débordé les tribunes de l’autodrome pour accueillir le futur maillot arc-en-ciel. Il restait moins de 4 kilomètres à parcourir lorsque les cloches sonnèrent à 17 heures. Adorni était déjà seul depuis deux heures et quinze minutes.

 

Il a parcouru les derniers mètres du circuit en savourant la victoire, levant les mains du guidon, envoyant un baiser vers le ciel, avant de mettre les mains sur son visage. Il est devenu Champion du Monde UCI après 7 heures, 27 minutes et 39 secondes à une formidable vitesse moyenne de 37,169 km/h. Il a serré dans ses bras sa femme Vitaliana puis Fiorenzo Magni alors que le public envahissait la ligne d’arrivée.

 

Pendant ce temps, le groupe avait encore près d’un demi-tour à terminer ; Merckx a tenté une dernière fois de partir, avant d’être repris par Gimondi. Puis Van Springel y est allé en solo, et les Italiens l’ont laissé partir : il a ainsi obtenu la médaille d’argent, coupant la ligne avec 9’50” de retard sur Adorni, le plus grand écart dans une course en ligne des Championnats du Monde UCI modernes. Quatre Italiens ont suivi, et Dancelli a décroché la médaille de bronze, à 10’18”, devant Bitossi, Taccone et Gimondi. Merckx ne terminait que huitième.

 

Vittorio Adorni mettait à une disette italienne de dix ans, depuis la victoire d’Ettore Baldini à Reims, en 1958. Et c’est le maillot arc-en-ciel de Baldini que Vittorio portait dans une kermesse en France le lendemain de son succès à Imola, n’ayant pas reçu le maillot officiel à temps. Il a pris sa retraite en 1970 après avoir remporté 60 courses et porté le maillot rose du Giro d’Italia pendant 19 jours. Il a ensuite travaillé à la télévision, en tant que Directeur Sportif, puis occupé les fonctions de Président du Conseil du Cyclisme Professionnel et de membre du Comité Directeur de l’UCI de 2001 à 2012.