Critérium du Dauphiné : la « course des hommes libres »

La 71e édition du Critérium du Dauphiné suit, dans l’actualité française, les célébrations du 75e anniversaire du débarquement des forces alliées sur les plages de Normandie. La course cycliste est d’ailleurs aussi un dérivé du mouvement de libération qui a marqué la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

La création du Critérium du Dauphiné remonte à 1947. A l’origine, il s’agissait du Dauphiné Libéré, en vertu d’un adjectif accolé à plusieurs titres de journaux comme Le Parisien Libéré, longtemps co-organisateur du Tour de France avec L’Equipe dont l’ancêtre, créateur de la Grande Boucle en 1903, s’appelait L’Auto. A la libération, le changement de nom s’est imposé aux publications qui avaient collaboré, de près ou de loin, de gré ou de force, avec le régime nazi. « Le journal libre des hommes libres », clamait l’éditorial du premier numéro du Dauphiné Libéré le 7 septembre 1945.

Georges Cazeneuve, l’un des sept fondateurs du journal (tous étaient issus de la Résistance), a aussi créé le Critérium, dont la première édition a précédé de quelques jours la tenue du premier Tour de France d’après-guerre et s’est déroulée du 12 au 16 juin 1947, de Grenoble à Grenoble en passant par Vienne, Annecy, Genève et Annemasse. L’étape 3b a été remportée en solitaire par Emile Baffert. Le 11 novembre 1943, il avait été arrêté pour participation à une manifestation contre la présence de l’occupant allemand à Grenoble, en compagnie de son ami Bernard Gauthier, cycliste lui aussi. Tous deux se sont échappés du train qui les emmenait en février 1944 vers un camp de prisonniers, en Allemagne. Ensemble, ils ont recouru à vélo après la guerre. En 1950, Baffert a remporté la dernière étape du Tour de France après que Gauthier eut porté le Maillot Jaune durant sept jours. Gauthier est devenu « Monsieur Bordeaux-Paris » après avoir gagné pour la quatrième fois la Classique dont la distance avoisinait les 600 kilomètres. Baffert et Gauthier sont décédés à plus de 90 ans, respectivement en 2017 et 2018.

Thierry Cazeneuve, le neveu de Georges, a organisé pendant vingt-et-un ans le Critérium du Dauphiné, jusqu’à son acquisition par ASO en 2010. L’esprit est resté, l’épreuve continuant de visiter à l’occasion des hauts lieux de la Résistance comme le Vercors, où Julian Alaphilippe a remporté la quatrième étape de la course l’an passé. Le Dauphiné est demeuré une répétition générale d’avant-Tour. Les éléments de la Grande Boucle y sont concentrés en une semaine.

« Il y a toujours un très haut niveau de compétition, a déclaré le triple vainqueur Chris Froome, à la veille du départ d’Aurillac, préfecture du Cantal d’où s’est élancée l’épreuve pour la première fois, assez loin de ses bases d’origine. C’est une excellente plateforme pour se tester soi-même, et ses adversaires aussi. C’est une course très différente du Tour de France car on n’y ressent pas la même pression sur les épaules. Il est possible de prendre plus de risques et d’attaquer si on se sent bien en s’aventurant plus que d’ordinaire. »

C’est effectivement une course d’hommes libres. Un coureur comme Oliver Naesen, équipier au service exclusif de Romain Bardet sur le Tour de France, s’est échappé au cours de la première étape pour tenter de s’imposer à Jussac. Le deuxième jour, Julian Alaphilippe et Tom Dumoulin, pour ne citer que deux des plus grands noms du cyclisme mondial parmi les échappés, se sont jetés corps et âme dans la bagarre à l’avant, d’entrée de jeu et sans calculer leurs efforts. Le Dauphiné est la course où les stars ne craignent pas de perdre et prennent le risque nécessaire pour gagner gros. Et si ça ne marche pas, c’est un investissement en vue du Tour de France en ce qui concerne le peaufinage de la condition physique.

Les vainqueurs des treize derniers Tour de France ont tous couru le Dauphiné le mois précédent, à l’exception d’Andy Schleck en 2010. Mais Alberto Contador, qui avait d’abord reçu le Maillot Jaune à Paris avant d’être déclassé, avait terminé deuxième du Dauphiné et remporté l’étape de L’Alpe d’Huez cette année-là. C’est devenu une spécialité britannique de remporter le Dauphiné et le Tour d’affilée : Bradley Wiggins en 2012, Chris Froome en 2013, 2015 et 2016, Geraint Thomas en 2018. Mais sans que le Dauphiné ne devienne pour autant une épreuve soumise à la domination et au contrôle du Team Sky. Par exemple, en 2014, Froome a mené le classement général dès la première étape mais a perdu le maillot jaune et bleu l’avant-dernier jour, au profit de Contador qui a lui-même été débordé par Andrew Talansky au final. En 2017, Richie Porte était en tête au matin de la dernière étape menant au Plateau de Solaison, mais en cette journée où Froome, son ancien leader et ami, lui a rendu la vie très difficile, il a perdu face à Jakob Fuglsang pour dix secondes, soit l’équivalent des bonifications accordées au vainqueur de l’étape.

C’est ça le Dauphiné : une course où les champions se sentent libres de courir comme bon leur semble, sans arrière-pensée.